samedi 8 février 2014

Transition Grèce



A l'Auberge de jeunesse de Vierzon
Café Repaire
DIMANCHE 9 FEVRIER 18H












           Le titre de cet article -Transition - avait été choisi avant que je ne me rende à la soirée. J'étais loin de me douter alors à quel point il était juste. Il se trouvait en effet à cette soirée - mais n'était-ce pas aussi logique, et n'aurais-je pas dû m'y attendre - un grand nombre d'habitués de Ciné-Rencontres. Si bien qu'il fut question, au moment de la collation, de films passés et de films à venir, avec parfois des suggestions de références complémentaires que je mettrai bien évidemment à leurs places sur ce blog.
     Le premier film concerné fut Pierre Rabhi. On me signala un ouvrage à son propos : Les moissons du futur. Plus tard, on m'apprit que, pour ce même film, l'ingénieur du son était un Vierzonnais. Je l'aurais peut-être remarqué si j'avais mieux lu le générique, car la famille Guyader est connue à Vierzon où le père était horloger. Pour 12 years a slave, on me signala le cas de John Brown que désormais je ne peux plus oublier. En ce qui concerne la future programmation, il se trouva un défenseur de l'actrice Léa Seydoux, laquelle sera la vedette féminine de La Belle et la Bête, notre prochain film avec débat, comme elle le fut de Grand Central, l'un de nos tout premiers cette saison. Quelqu'un à l'accent espagnol qui se souvenait m'avoir vu quelque part mais ne savait pas où a retrouvé sa mémoire en entendant ma voix : c'était un ancien assidu de l'ACV, l'Association Culturelle de Vierzon.


   




HECTOR
C’est beau, la Grèce ?
HÉLÈNE
Pâris l’a trouvée belle.
HECTOR
Je vous demande si c’est beau la Grèce sans Hélène.
HÉLÈNE
Merci pour Hélène.
HECTOR
Enfin, comment est-ce, depuis qu’on en parle ?
 HÉLÈNE
C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre.
HECTOR
Si les rois sont dorés et les chèvres angora, cela ne doit pas être mal au soleil levant.
HÉLÈNE
Je me lève tard.
(Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, acte I, scène 8).




Pour Giraudoux, ou plutôt pour Hélène, la femme scandaleuse du roi de Sparte Ménélas, la Grèce c’est donc des rois et des chèvres éparpillés sur du marbre.
Du point de vue plutôt nordique qui était le mien – ma chaise était pratiquement adossée au mur nord, tandis que le réalisateur, à l’opposé, se tenait près de la grande cheminée où un grand feu allumé en début de débat symbolisait assez bien le sud – je la voyais surtout comme des popes et des armateurs trônant sur un îlot de misère.

D’entrée le réalisateur a tenu a faire une mise au point. On parle d’une récente crise grecque. Mais la Grèce est un pays d’invasions successives à indépendance récente et toute relative.
A une échelles beaucoup plus réduite, la Grèce unique n’existe pas plus que l’Inde unique. C’est un agrégat de cités avec leurs spécificités parfois éloignées. Reste quand même en commun la langue, le territoire, et la capacité à se rassembler devant l’adversité. Athènes la cosmopolite n’est pas Sparte la repliée. Depuis la gauche (pas l’extrême gauche, dit le réalisateur, puisque l’autre gauche n’est plus à gauche, de fait il n’y en a plus qu’une), jusqu’à la droite extrême, on voit bien où chacun va pouvoir faire son marché. Quand le modèle ne vient pas de la périphérie : après tout, le rêve d’Alexandre d’unir l’Orient et l’Occident (au point d’épouser des princesses perses et de heurter les intégristes du purisme familial d’alors) fait bien partie intégrante de l’héritage grec.

On a eu des précisions utiles sur les différents courants d’extrême droite en Grèce et le jeu de vases communicants qui fait que les traditionnels, compromis et tirés vers le bas, ont permis à des marginaux de se hausser du col. Aube dorée est de ceux-là. 

La Grèce antique est un modèle ambigu. Une fois évacués les esclaves, les métèques (avec la "gueule" sympathique de Georges Moustaki ou pas) et tous ceux qui n’ont pas de droit parce qu’ils n’ont pas l’âge ni le sexe, il reste moins de 5% de gens qui comptent vraiment dans cette démocratie participative. Tout dépend de ce qu’on choisit dans ce germe pourtant prometteur. Après tout, peu importent au fond les réalités des situations historiques en ces matières, l’important n’est pas tant ce qu’elles sont, mais plutôt ce qu’on croit qu’elles sont. L’imaginaire d’Athènes et de Rome qui a fertilisé la Révolution française (Révolution dont on nous a dit qu’elle était une référence importante pour les Grecs modernes) a prouvé sa force par ses résultats mêmes.

Fut évoquée ensuite la Grèce ottomane, et l’on comprend que les richesses du pays ne profitaient guère à la majorité des autochtones entre le XIVe siècle et l’indépendance de 1830 (tiens, en même temps que la Belgique…). Est-ce la majorité politico-financière enfin atteinte pour cet Etat ? Hélas non, puisque  La France, la Russie et le Royaume-Uni, appelées « puissances protectrices », gardent une influence notable sur le jeune royaume dans le cadre d’une sorte de protectorat, la Grèce étant endettée (déjà…) à la suite de différents emprunts contractés pendant la guerre et au début de la naissance de l'État.
Le prince Othon de Bavière, choisi par les puissances pour devenir Othon Ier de Grèce, n’arrange rien malgré – ou à cause de -  son caractère autoritaire,  et la Grèce tirera moins de profits de son règne que la Bavière natale du prince.

Othon Ier


Suivent des épisodes qui évoquent la malédiction de la République de Weimar. La première République, après une brève restauration monarchique, doit céder en 1936 la place à la dictature de Métaxas.
En 1946, la Conférence interalliée des réparations de Paris conclut que l'Allemagne doit 7,1 milliards de dollars à la Grèce en raison du pillage organisé du pays par la 12e armée de la Wehrmacht. L'Allemagne ne paiera effectivement que le 60e de cette somme. Tiens tiens… qui doit quoi à qui ?…
Suit la guerre civile, où Churchill soutient plus efficacement la droite et les anciens collaborateurs  (la résistance lui paraît trop « rouge ») que Staline ne soutenait la gauche et les anciens résistants (crainte des Américains). En 1949, la Grèce, bastion avancé contre le bloc communiste, est un pays ravagé.
En 1963, c’est l’assassinat du député Lambrakis et la fin proche de Karamanlis (le film Z de Costa-Gavras, 1969, n’a pas manqué d’être évoqué ici). Quatre ans après, et jusqu’en 1974, c’est la longue dictature des colonels.




Dans l’Union européenne depuis 1981, la Grèce connaît son moment de gloire avec les JO de 2004, mais la crise américaine de 2007 vient ruiner un pays aux dépenses publiques sans contrôle, aux comptes publics truqués auxquels les autres Européens ont fait semblant de croire au moment de l’adhésion, et à l'évasion fiscale annuelle de près de 10% du PIB.

Les métaphores météorologiques et épidémiologiques ont ensuite survolé les débats. Le rôle des médias popularisant le bluff de Margaret Thatcher (« There is no alternative ! » a été dénoncé. La télévision sympathique, c’est celle où l’on met des livres, où on fait dormir son chat, où l’ont fait pousser ses plantes : enfin une saine croissance !



Pour que la peste soit à la hauteur de la fatalité météorologique, il faut que ce soit la peste d’avant Yersin, qui en trouve le bacille et donc, à la fois, les causes humaines et le moyens humains de s’en prémunir. Celle du père Paneloux dans La Peste de Camus, la peste « fléau de Dieu », à la fois envoyée par la transcendance et dont on est pourtant responsable : « Mes frères vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité ! »

Mais pourquoi l’ancienne malédiction d’Othon de Bavière ou de la Sublime Porte serait-elle plus prégnante que celle de la moderne peste économique ? Si on avance qu’il existe un remède contre les finances prétendument aveugles, pourquoi ne pas reconnaître qu’il en est aussi contre la danse au bord du chaos qui semble être le lot des Grecs ?   Là non plus ce n’est pas le destin ni les dieux antiques qui sont à l’œuvre, mais bien les hommes, et ce que les hommes ont fait, les hommes peuvent le défaire. Les Grecs sont en révolte. Mais contre quoi exactement se révoltent les Grecs ?



Pour un pays à centralisation progressive depuis Philippe Auguste (la France dont l’Auberge de jeunesse de Vierzon est pratiquement le centre géographique), pour des pays où la transparence citoyenne a la force d’un dogme (l’Allemagne de nos villes jumelles comme Rendsburg, la plus nordique, à propos desquelles la même Auberge de jeunesse accueille des conférences particulièrement éclairantes), la réponse, j’en suis sûr, serait aussi stéréotypée que toute trouvée : d’abord contre leurs dysfonctionnements internes.
Pour beaucoup en effet, si on craint trop de diviser son ( ?) camp dans sa lutte contre des abstractions aux résultats aussi concrets que la finance spéculative et le capitalisme sauvage, on risque fort de ne plus avoir de camp du tout. Le pope du documentaire est visé très indirectement par son sac à provision garni et son 4x4 rutilant. Certes, mais c’est une dénonciation euphémisée, ce n’est pas la dénonciation des popes parasites par Eisenstein. Il paraît que la Commune de Paris est une référence pour les Grecs en révolte. Mais les Communards ne songeaient pas à ménager les états d’âme des Versaillais, et la réciproque fut plus que sauvagement vérifiée. Mais en même temps comment avoir l’air de donner des leçons, après une guerre civile au fond récente et aux morts innombrables (150 000 ?). Oui, on pense que, sans contrôle, une aide financière part dans une sorte de tonneau des Danaïdes. Certes, mais si l’hypocrisie est bien un mot grec, il n’est pas interdit de l’appliquer à tous. Les banques allemandes sont-elles si pures, elles qui ont ramassé tout ce qu’elles pouvaient dans des placements dont elles n’ignoraient rien de la fragilité, et dont elles tremblent maintenant de perdre le capital ?
Dans hypocrisie (le jeu de l’acteur, à l’origine), il y a crise. Yannis Youlountas tenait aussi à dire que, dans crise, il y avait bien autre chose que ce qu’on avait l’habitude d’y voir. Le début du mot évoque le bord, la fin évoque la vie (zoé ?…). Le moment de la crise d’une maladie,  c’est en effet aussi le moment de la prise de la (bonne) décision. La tradition originelle de la crise grecque est de créer les conditions d’une révélation de la vérité en faisant tomber les masques des imposteurs, donc des hypocrites. Vaste programme ! comme aurait dit un célèbre général français.
          Difficile, l'exercice de dialectique. En même temps qu'il faut garder une raison d'espérer, il faut se garder d'espoirs fallacieux: l'histoire récente fonctionne  comme une malédiction, et toute tentative de révolution mal maîtrisée a sombré dans la guerre civile ou la dictature. Ce qui donne à y réfléchir à deux fois avant de s'engager dans une aventure où le rapport de force est mal établi.
         L'humour en direction de la situation locale n'était pas absent. Au moment de dénigrer l'un ou l'autres des camps de l'échiquier politique, le réalisateur s'excusait d'avoir à le faire ou se retenait de le faire pour ne blesser personne en ces temps de campagne électorale municipale.

           Après plusieurs constatations tristes (personnes âgées sans soins médicaux, enfants sans nourriture, familles sans ressources,…), le réalisateur a tenu à laisser une chance à l’espoir, en précisant bien qu’elle passera par la prise de conscience et la lutte, et qu’elle n’a surtout rien à voir avec la fin du tunnel annoncée par ceux qui prêchent d’attendre passivement, dans la résignation et en courbant l’échine.
             Et à la suite de ce débat - on l’a bien compris - on ne dira plus : la Grèce, « hélas ! », mais bien : la Grèce, « Hellas » !


Des citations dont plusieurs étaient françaises, à la manière des cartons des films muets ou des films de Godard, venaient ponctuer les séquences et renforcer les propos. En voici au moins deux célèbres :


Victor Hugo :
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front.
Ceux qui d'un haut destin gravissent l'âpre cime.
Ceux qui marchent pensifs, épris d'un but sublime.
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
 (Les Châtiments)

Arthur Rimbaud : 
Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves, ne maudissons pas la vie.
(Une saison en enfer, Matin)

La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde.
(Une saison en enfer, Délires I).

Les références à la Guerre d’Espagne sont évidemment nombreuses (No pasaràn !), mais on remarque aussi l’Italie avec le célèbre Bella ciao, chanson pas inconnue en France des manifestations de gauche et liée à l’anarchie. Elle fut chantée par les « mondine », les saisonnières émondeuses et repiqueuses de riz travaillant dans les rizières de la plaine du Pô, puis devint le chant des partisans italiens et de la lutte antifasciste. 

Giuseppe De Santis, Riz amer, 1949.


Pour conclure, il me paraît normal de laisser la parole au réalisateur lui-même (sur son site) :

En Grèce, en France et ailleurs, quotidiennement, des milliers de personnes humbles et extraordinaires croient encore qu’un autre monde est possible et le prouvent. Par leurs actes, ils témoignent que l’être humain est capable de grandes choses : non pas de constructions technologiques rutilantes ni de coups d’éclats sportifs, financiers ou militaires salués dans la gabegie par le spectacle, mais tout simplement de persévérance, d’amour et de dignité.
Alors que le système distille, chaque jour toujours plus, la résignation, l’égoïsme et la peur, il ne tient qu’à nous, partout, selon nos moyens, de répandre leurs antidotes : la persévérance, même dans l’adversité, l’amour indéfectible de l’humanité – parce qu’elle est capable d’autre chose – et la dignité de résister au système qui la tyrannise et la rend méconnaissable.
Y.Y.

Presque tout (pour ne pas dire tout dans cet échange où la gratuité n’est pas un vain mot) est disponible sur le net. Je ne donne qu’un lien, les autres sont faciles à trouver (y compris le film sur You Tube).
http://nevivonspluscommedesesclaves.net/spip.php?rubrique2&lang=fr


J’ajoute cependant ceci, que je viens de recevoir, pour compléter les propos de la soirée :

Bonjour,
Voici le lien de la vidéo dont parlait Yannis hier, sur l'attaque
 récente des néo-nazis dans le quartier anar d'Athènes :
 http://www.youtube.com/watch?v=i4J2C7Fu3s8
Marie-Hélène,
Le café repaire




Le hasard (mais est-ce vraiment du hasard, ou un produit dérivé de notre époque ?) nous convie à quelques rapprochements thématiques dans la programmation récente :


Mandela, 12 years of slave. Il y a bien des façons d’être esclaves, et de lutter pour retrouver sa dignité perdue.

Pierre Rabhi. Sans couper les ponts collectifs, compter d’abord sur soi, et allier la lutte (mais plutôt sans violence) avec une débrouillardise qui permet la survie, en recourant à une économie inventive et parallèle. En se privant aussi largement de ce qu’on avait dans son existence antérieure.



En voilà enfin terminé pour ces réflexions et ce compte-rendu d’après séance. Pour une transition qui devait ressembler à un court Interlude de l’ancienne ORTF, elle a beaucoup grossi.




Berry républicain, 11 février 2014.




        Eh bien non, on n'est jamais sûr que c'est terminé. Voilà que je tombe sur un article de Jean-Louis Bory de 1968 qui me paraît étrangement d'une brûlante actualité.  Il rend compte de ce film, grec bien sûr :




Les Pâtres du désordre est un film grec de Nikos Papatakis sorti en mars 1968 en France.
Interdit en Grèce par la dictature des colonels, il ne put sortir qu'en 1974 dans ce pays.


Thanos, un berger, rentre d'Allemagne où il n'a pas réussi à trouver du travail. Il rêve de repartir, pour l'Australie. Un de ses copains d'enfance lui égorge ses bêtes pour l'obliger à rester tant que lui n'a pas fini son service militaire. Katina, sa mère veut le garder auprès de lui et a donc essayé d'arranger son mariage avec Despina. Mais, le père de Despina, Vlahopoulos, le patron de Thanos, refuse de donner sa fille à Thanos. Il veut une famille plus riche pour sa fille. Thanos se révolte alors contre la société rurale provinciale et entraîne Despina avec lui. Les amants sont rattrapés et tués.



Le cinéma, par Jean-Louis Bory
Le marbre
et le caillou
 Les Grecs d'aujourd'hui ont conscience d'être
les seuls barbares de l'Europe


PATRES DU DESORDRE
par Nico Papatakis
Médicis - Marbeuf
A partir du 6 mars. •


Cette semaine, troisième semaine de la lutte des cinéphiles français pour le rétablissement d'Henri Langlois à la tête de sa Cinémathèque, le cinéma grec précise son nouveau visage. Longtemps le cinéma grec crut bon de travailler pour l'exportation, façon comme une autre d'attirer le touriste. Il fit dans le tragique (grec par définition) et dans le folklore. Le sirtaki et les Atrides. Electre et Zorba. Bref Cacoyannis. Quel succès ! La Grèce rêvée pour les vacances du Club Méditerranée et les
nostalgiques des croisières Guillaume Budé. On connaît le résultat Cacoyannis est devenu un cinéaste américain.

Restent les chèvres
Fini les cacoyanneries. Le jeune cinéma grec estime qu'il a autre chose à faire que contribuer aux loisirs culturels ou non des fatigués des pays riches. Il sait et il veut dire qu'il est mortel pour un pays d'essayer de vivre du pittoresque de ses ruines et de la beauté de paysages stériles.
Avec des succès divers Mantoulis (« Face à face »), Damianos (« Jusqu'au bateau ») et, cette
troisième semaine de la lutte pour Henri Langlois, Nico Papatakis (« Pâtres du désordre ») nous montrent l'envers du décor, qui est aussi le revers de la médaille. « Europe aux automobiles, s'écrie Papatakis, regarde cette misère ! » Avec cette élégance supérieurement normalienne qui fit son charme, Giraudoux, un jour, définit ainsi la Grèce : « Beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre ; si les rois sont dorés et les chèvres angoras cela ne doit pas être mal au soleil levant ». Et il ajoutait quelque chose où il était question de jambes de déesses qui pendent du ciel. Il y a
belle lurette que les déesses ne laissent plus pendre leurs jambes du ciel grec.
Le marbre, pour qui s'efforce d'y faire pousser des choses qu'on mange, n'est que de la caillasse particulièrement hostile. Les rois sont devenus colonels. Ne restent plus que les chèvres : elles caracolent d'un bout du film à l'autre avec des emportements de torrent tintinnabulant. La chèvre est tout de suite là, dès les premières images de Papatakis, cadavre symboliquement pourrissant, tripes à l'air sous le vrombissement têtu des mouches qu'on ne peut s'empêcher d'imaginer (tragique oblige) déléguées là par Sartre. L'oeil glauque enfin regarde en face l'insupportable éclat du soleil noir. C'est ça la Grèce, c'est d'abord cette réalité physique que Papatakis nous donne à voir sans attendre. En termes agricoles, donc économiques, marbre et lumière s'appellent caillou et sécheresse. Du caillou, Papatakis nous impose l'ubiquité — sol revêche, chemin blessant, arme pour la lapidation et, en une apothéose finale du caillou, entassement, avalanche, montagne et falaise mortelle. La fameuse lumière grecque, ou le char de Phébus pour les amateurs humanistes,
aujourd'hui seul regard des dieux sur la terre grecque, c'est cet implacable feu desséchant que - désigne solennellement Papatakis en ouverture et en conclusion du film. Caillou et sécheresse, cela signifie nature stérile et misère superlative. Conséquence paradoxale : la Grèce, mère de la culture et de la civilisation européennes, la voilà, par sa misère, mise au ban de l'Europe, rejetée dans
les ténèbres du tiers monde. Elle connaît aujourd'hui le malheur et le
régime politique d'une « république » sud-américaine. A plusieurs reprises Papatakis
parle des Européens comme d'étrangers fabuleux parce que riches, et vaguement hostiles comme tout étranger aux yeux des paysans. D'où cet autre renversement de la situation les Grecs de la Grèce antique traitaient de barbare tout ce qui n'était pas grec. Les Grecs modernes prennent
conscience d'être les seuls barbares de l'Europe actuelle. Et c'est ce visage barbare de la Grèce d'aujourd'hui que Papatakis a filmé « Pâtres du désordre » est un film barbare. Dans son très beau « Jusqu'au bateau », Damianos se désespère son montagnard descend jusqu'à la mer et il s'embarque pour l'Australie. Solution de vaincu que cet exil sans espoir de retour. Partir, c'est mourir tout à fait puisque c'est mourir à la Grèce.

L'Australie du soleil noir

Papatakis tient compte de la réalité historique de cet exode, la tentation de la fuite se présente sous la forme du rêve australien -- mais c'est pour mieux l'écarter comme solution. Mieux vaut la révolte, et la révolte politique : les portraits du ménage Constantin ne sont pas là pour le folklore, ni les allusions à l'alliance des popes et des gendarmes, non plus que les communiqués à la radio du
dernier coup d'Etat militaire. Et tant pis si cette révolte ne peut être pour le moment que désordre impuissant : elle reste démonstrative, spectaculaire — exemplaire —, d'où l'estrade que lui donne Papatakis sous forme de falaise.
                                                       (Nouvel Obs, 28 février 1968).


















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