Sentiment paradoxal d’un film et d’un débat hors sol (un comble!) avec un propos assumé prônant pourtant le retour au contact avec la terre qui, elle, c’est bien connu, ne ment pas.
Impression qu’on a créé et financé une structure technocratique dont le rôle serait de nous enfumer en nous détournant des vrais problèmes. Sorte de sous Pierre Rabi mâtiné de colibris pour ramener chacun à ses responsabilités individuelles et l’inciter à trouver des solutions à son niveau, en ne dérangeant surtout pas les décideurs qui savent à votre place, et surtout en évitant toute action collective, qui, en ce moment, flanque la trouille à ceux qui nous maltraitent sous prétexte de nous gouverner.
Quelqu’un à juste titre a souligné l’impuissance d’une structure qui ne propose rien, d’autre face à la légitime colère ambiante, que de gentils petits débats autour d’une table, comme d’autres l’ont fait autour d’une botte de foin. Après être revenu bougonner dans son coin, il finit par exhorter son compère qui persistait à faire le job pour lequel il était mandaté : « Ça suffit, arrête tout. » La messe était dite, en effet.
On nous a passé un film documentaire conçu comme un film publicitaire avec des dialogues convenus, où même les enfants sont tellement briefés qu’ils en sont bridés dans leur naturel. Version adulte : « Avant j’étais fermé sur moi-même, mais heureusement je me suis ouvert à l’expert, et maintenant le résultat est là, nous nous réjouissons tous deux d’avoir obtenu trois fois plus de vers de terre qu’avant. » Pitoyable.
Le titre pourrait en être : J’ai même rencontré des paysans heureux. Très fort, quand on pense aux révoltes qui embrasent actuellement l’Europe, et au taux de suicide hors norme qui frappe la profession. Sans doute faut-il anticiper l’effet de sol produit par le protoxyde d’azote, connu sous le nom de gaz hilarant, dont on nous apprend qu’il est des plus efficace pour renforcer l’effet de serre. En ce cas, le bonheur rencontré a de grandes chances de n’être que foncièrement artificiel. Et curieux enfin, cet éloge décalé de l’effet de serre, quand on prétend militer par ailleurs pour des comportements individuels responsables.
Ils seront heureux, les paysans de tous pays, d’apprendre, par la voix d’une brave naturopathe, que leur sort va s’améliorer s’ils intègrent à leur réflexion personnelle l’idée géniale que « la vie favorise la vie ». Même celui qui est en face d’elle ne peut s’empêcher de souligner l’aspect risible d’une telle pensée philosophique : « Tu te rends compte qu’on en est venu à dire ça ! » Rare moment spontané de lucidité pimenté d’autodérision salutaire.
Heureusement la salle, parsemée de connaisseurs en tout genre, était là pour relever le niveau et ramener à des réalités de terrain. Au grand désespoir de celui qui était venu pour diffuser sa « bonne » parole, et qui s’agaçait de ces prises de paroles à rebours de son message. « Mais ce n’est pas une question, c’est un monologue. Monsieur, arrêtez-vous si vous voulez entendre ma réponse. » Mais l’autre n’en avait que faire, et en effet à Ciné Rencontres on n’a pas les questions posées aux experts, mais un échange d’idées qui peuvent parfaitement être contradictoires. Désolé, mais c’est le sens même du mot débat… Alors, tout ce que le film voulait occulter s’est imposé, toute cette stratégie de diversion pour nous inciter à regarder ailleurs que vers l’essentiel a vu ses digues emportées, et l’Europe, notamment, fut mise en pleine lumière sur la sellette. L’Europe – eh oui, l’Europe ! – qui maltraite toute la profession avec ses contradictions assumées, imposant un libre échange déséquilibré, échange où sont exigées des normes strictes à l’intérieur, pendant qu’on ouvre grandes les portes à un extérieur libéré de toutes ces entraves : concurrence contrainte et résolument faussée, malgré le slogan qui prétend l’inverse. Mais ça, on est censés n’y rien pouvoir. Alors on voudrait qu’on ne regarde pas plus loin que son potager, et qu’on laisse faire, pour ce qui concerne l’espace qui s’étends au-delà, ceux qui, c’est bien connu, veulent votre bien. Qu’on ne songe jamais, surtout, à quelque contestation collective que ce soit. Mais ça, désolé, c’est bien parti pour être raté. Le mécanisme de la maltraitance est allé trop loin, et les maltraitants sont maintenant parfaitement identifiés et connus de tous. On nous a dit que la FNSEA par exemple n’était pas une cause du malaise, car le malaise est européen et qu’il n’y a de FNSEA qu’en France. Mais monsieur, apprenez (mais en réalité vous le savez mieux que moi), que des équivalents de la FNSEA sont partout, dans un univers mondialisé selon des normes néo-libérales.
Comme dans la pub, on essaie d’influencer le chaland par la double action du convaincre et du persuader. Pour le premier, voilà les « experts » au discours techno et à l’air grave et sévère. Pour le second, voici la touche poétique qui fait joli dans le paysage. Petits ruisseaux charmants, prairies verdoyantes, vues aériennes qui semblent vouloir rivaliser avec les productions de Yann Arthus Bertrand. « Dieu, que la terre est jolie » est clairement le message. Cela au moins est plutôt réussi, d’ailleurs, et j’avoue que j’ai pensé au beau poème d’Agrippa d’Aubigné sur « les aimés paysans » artistes brodeurs de paysages. Mais ça ne suffit pas pour faire avaler l’indigeste malbouffe du message. Mieux vaut en trouver de quasi subliminaux, car, en cherchant bien, on peut quand même retenir cette idée (présentée comme non vérifiée, faudrait pas exagérer non plus son côté subversif) que mieux vaut l’entraide que la compétition. Et si on sautait le pas pour penser qu’une résistance collective est encore le meilleur moyen d’échapper au pire des mondes qu’on nous prépare pendant que dans son coin de paradis on soigne solitaire ses vers de terre ?
Seule phrase du film qui aurait pu être un peu utilisée dans un sens progressif : « Les agriculteurs veulent vivre de leur travail. » Mais bien sûr, cette seule amorce de hardiesse est restée sans perspective. En face, venu du public, les remarques pertinentes continuaient : « La terre est exploitée, les petits soint exploités au profit des gros. Vous êtes impuissants contre ça, vous ne servez à rien. » Ils sont gentils : ils auraient pu dire : « Vous êtes complices de la maltraitance, votre rôle est de nuire le plus possible au bien commun. » Quand il est répondu systématiquement aux objections qu’« on n’a pas de pouvoir de coercition », comme si leur intention était de vouloir résoudre les problèmes plutôt que de s’employer à les aggraver, il est réconfortant de penser que les tracteurs, eux, sont un vrai instrument, et des plus efficaces, de coercition, au service des plus petits et parfaitement capables de faire reculer les plus gros.
Ce soir, j’apprends que les agriculteurs tchèques rejoignent les révoltes européennes actuellement en cours. Visiblement, ceux-là n’ont pas vu le film, ou n’ont pas réellement cru en son message bisounours. Et ça, c’est plutôt rassurant.
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