Né dans une famille aisée, Henri Grouès a été à la fois résistant, député, défenseur des sans-abris,
révolutionnaire et iconoclaste. Des bancs de l’Assemblée Nationale aux bidonvilles de la banlieue
parisienne, son engagement auprès des plus faibles lui a valu une renommée internationale. La
création d’Emmaüs et le raz de marée de son inoubliable appel de l’hiver 54 ont fait de lui une
icône.
On va au cinéma pour se faire plaisir, pour s'instruire, « se déniaiser » comme diraient les
québécois, faire des découvertes, s'ouvrir à d'autres mondes et bien d'autres raisons encore. Hier,
dans la salle, nous avons pris un uppercut qui nous a mis KO en nous rendant compte que malgré
une vie entière à donner une voix à tous ceux qui n'en ont pas, l'Abbé Pierre, s'il ressuscitait,
verrait que peu de choses ont changé.
Il y a encore 330.000 personnes sans domicile fixe en France, 4.000.000 de mal-logés. Mais
ce n'est qu'un film, que l'on regarde bien assis, au chaud puis on quitte la salle pour prendre sa
voiture pour rentrer chez soi. Clap de fin ?
Soudain, à la sortie de la salle, la vraie vie reprend et l'on trouve un SDF appuyé contre la
vitre du cinéma à côté de la porte d'entrée. Chaussures et chaussettes trempées, les pieds nus
blancs et enflés d'avoir passé trop de temps dans l'eau. D'habitude, je passe en faisant semblant
de ne rien voir, ce soir cela m'est impossible. On est plusieurs à se regrouper autour de lui. J'ai
devant moi un naufragé, un oisillon apeuré tombé du nid. Notre réponse sera collective : un appel
au 115 : « on a une voiture mais pas de chauffeur ». En tout cas il n'y aura pas de place à Bourges
au foyer Saint François. Alors on va chercher une veste polaire, une couverture, une paire de
chaussettes et de quoi manger et boire. Quelqu'un promet de revenir le voir demain pour
l'emmener chez IMANIS, on lui dira bonjour, il prendra un petit déjeuner et pourra se laver . Le
cinéma et la vie réelle se retrouvent sur le trottoir.
Revenons à l'abbé Pierre qui tire sa force de sa capacité à douter de lui-même jusqu'à la fin
de sa vie où il questionne sa foi. L'autre force, c'est sa capacité à accepter ses propres
contradictions et celles qui se mettront en travers de son chemin. Son besoin de « connaître » les
plaisirs de l'amour charnel, son choix de renoncer à ces plaisirs. L'obligation de tuer pour vivre
pendant la guerre et ses actions dans le maquis du Vercors, lui qui prône la non-violence mais qui
accepte d'employer la violence contre la lâcheté.
L'abbé Pierre, renvoyé de l'ordre des Capucins, incapable de mener ses hommes sur le front
de guerre à cause de sa fragilité physique, mettra du temps pour trouver sa voie au service des
autres, avec son amour pour tous, quels que soient leurs défauts, leurs imperfections,
éventuellement leurs crimes. Sachant s'entourer de personnes de grande valeur, notamment Lucie
Coutaz sa fidèle secrétaire pendant 40 ans et Georges, celui qui imagine le concept des chiffonniers
d'Emmaus. Georges, parricide et libéré de prison avant le terme de sa perpétuité car il a sauvé un
gardien lors d'un incendie. N'oublions pas François son ami de jeunesse, rencontré quand ils
étaient scouts. François qui l'appelait le « castor méditatif ». Sans eux il n'aurait jamais pu conduire
ses projets, fallait-il savoir les dénicher pour s'en entourer et ainsi mener à bien son travail
immense qui l'obligeait à se doper aux amphétamines pour essayer de tenir le coup.
Iconoclaste, révolutionnaire avec un côté anarchiste, cet indigné permanent était capable
de commettre des actes illégaux dans une forme de désobéissance civile. Un mélange de Mère
Teresa, Jésus Christ, Che Guevara, Marx et même Ruffin. De jolis modèles.
Il pensait avoir échoué car les choses n'avaient pas changé assez vite pour lui qui fonça
toute sa vie tête baissée. Nos spectateurs ont rejeté cet avis, on a besoin de personnes de cette
trempe, c'est sans doute ce qui manque aujourd'hui. Un film qui remue en traçant avec fidélité les
neuf vies de cet homme remarquable. Saluons au passage le jeu des acteurs, un seul acteur pour
jouer l'abbé Pierre de 25 ans à 95 ans. Prodigieux.
John
anagramme:
l'Abbé Pierre : Père Bel Abri
Il y a quelque chose de mondain dans cette anagramme...
Dans ce réquisitoire impitoyable contre les dérives de l'humanitaire et du caritatif, Christophe Leclaire, préférant la conscience politique aux tristes alibis de la bonne conscience, nous alerte sur le chaos dans lequel nous entraîne le capitalisme planétaire, avec sa recherche de croissance qui engendre partout la douleur et la déshumanisation.
Il nous invite à repenser les richesses, et non la pauvreté, et rejoint ainsi les soulèvements légitimes des peuples pour leur dignité et leur liberté, afin d'en finir avec nos sociétés aliénées et sous surveillance, où des élites corrompues s'enrichissent de la misère qu'elles produisent en toute impunité, tout en prétendant la combattre.
Non, je n’ai pas une âme de soldat du néant, de complice d’une gabegie, d’esclave volontaire. Toi, tu avais la grâce du social, du collectif, de la multitude en souffrance, au service d’un système que tu aspirais à améliorer, à sculpter dans ta Foi catholique, à rendre plus juste, plus équitable, mais sans jamais le remettre en cause, comme tout bon manager.
(...)
Hélas, mon pauvre Abbé, tes communautés d’aujourd’hui ressemblent bien souvent à des entreprises négrières et des filières à humiliations. Elles exploitent sans vergogne, avec la bénédiction de l’État, de ses services publics et dépendances sociales, des sous-travailleurs travailleurs corvéables à merci1, harcelés s’ils n’obéissent pas, menacés s’ils osent dire ce qu’ils pensent.
Les notables de la charité et autres industriels de l’humanitaire, cette caste autocratique alimentée avec l’argent public, le travail des bénévoles et celui, non reconnu comme tel, de sa main-d’œuvre « aidée », veulent empêcher les pauvres de parler d’eux-mêmes et de ce qu’ils subissent dans ce monde, sous prétexte qu’ils ne seraient pas qualifiés, qu’ils n’y comprendraient rien, qu’ils seraient trop fragiles ou trop exacerbés. Ce sont là des arguments de voyous en col blanc qui veulent conserver leur salaire et leurs privilèges, leur mainmise absolue sur le segment de la pauvreté. Dans tes communautés, Henri, il est une expression courante pour faire comprendre aux récalcitrants bavards, aux compagnons indisciplinés, ce qui les attend en cas de contestation : le P.S.G., « Porte-Sac-Gare », autrement dit… Dégage ! Il faudra que cette vérité éclate, cette odieuse vérité que tous les profiteurs et oligarques de la misère ont intérêt à passer sous silence, même s’il faut l’acheter dans la sphère politique et dans certains médias, blanchisseurs officiels de la pensée unique. Sur cette question cruciale, je préfère laisser la parole à certains de tes « compagnons », anciens et actuels, petites mains maltraitées de tes entreprises charitables qui, avec la complicité des énarques de la Nation, s’assoient sur le droit du travail et le respect de la personne humaine, autant de valeurs qu’elles agitent pourtant comme un bel étendard lorsqu’il s’agit de lever des fonds. À eux de te dire, s’ils en trouvent le courage
(...)
Aujourd’hui, en ces temps de fausse crise mondiale, qui n’en est qu’à son commencement et s’avère une tentative sans précédent de mutation humaine fomentée par les banquiers et les spéculateurs internationaux, les multinationales spoliatrices de terres et de ressources locales, de données personnelles et de renseignements, tes grands idéaux sociaux, cher Abbé, ne sont compréhensibles que parce qu’ils sont défiscalisés. Comme le pressentait si justement Roland Barthes, te voilà devenu l’icône parfaite dont les lamentables politiciens, les néo-capitalistes éco-solidaires et les citoyens au grand cœur abusé peuvent se gargariser pour remplacer la justice par de vibrantes paroles creuses et consensuelles : Je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité, qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens alors à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise, une fois de plus, pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. (Roland Barthes, in Mythologies, Seuil, 1957)
(...)
Toi qui disais… La misère, ça ne se gère pas, ça se combat ! … tu as fait tout l’inverse, tu es devenu à jamais, disons pour une ou deux décennies encore, le symbole de cette gestion, acharnée mais impuissante, de la pauvreté essaimée de partout à mesure que progresse sans résistance la mondialisation esclavagiste et criminelle. Tu n’as pas combattu les banquiers, les multinationales, les castes dominantes, les mafias de la distribution, les marchands d’armes et les trafiquants d’énergies fossiles, les spéculateurs de l’alimentaire, de l’immobilier, et les milliardaires de l’innovation – certains aujourd’hui, hélas, pour se faire mousser « solidaires » et gagner des parts de marché (fairwashing), sont même devenus d’ardents partenaires de tes institutions –, dont la seule ambition est de faire de l’argent plus vite, massivement. Tu as serré la pogne d’infâmes politiciens, de Tartuffes sociaux, de liquidateurs économiques, et même fini par accepter leurs honneurs bradés à ta boutonnière de soutane. Tu t’es attaché aux conséquences de la cupidité aveugle du système sans jamais en combattre les causes, les fondements pourris. Ce fut là ton erreur humaine, ta tragique faiblesse. Elle fit de toi le précurseur d’un négoce redoutable, le Charity Business, son saint patron en somme.
(...)
Lutter contre les injustices et contre la misère aurait dû être avant tout le devoir régalien de l’État, d’abord avec une politique qui aurait fait des choix responsables pour en créer le moins possible – et non exactement l’inverse –, ensuite qui les aurait prises en compte dans son propre budget aux priorités entièrement reconsidérées. Cela n’aurait jamais dû devenir un créneau porteur pour une profusion de petits business lucratifs, opportunistes, et bientôt très concurrentiels8. Cela n’aurait jamais dû non plus devenir une niche fiscale dirigée par de hauts salaires qui font de l’engagement une étape de leur plan de carrière. Il suffit de lire Martin Hirsch, président d’Emmaüs (2002-2007), puis Haut commissaire – d’un gouvernement néo-libéral – aux solidarités actives contre la pauvreté, pour trouver l’intrus et comprendre l’erreur…
(...)
peuples. L’espoir passe toujours par la rébellion, la désobéissance, par une contestation active que tu n’as qu’esquissée, grommelée, Henri, avant que tes suiveurs avides n’y fassent la danse du ventre pour en faire un triste marché. Malgré ton immense talent de tribun, de « boxeur », de metteur en scène, malgré ton sens aigu de l’opportunité médiatique, et en dépit de cette empathie sincère pour les déshérités qui crevait l’écran, tu es resté avant tout un curé.
(...)
J’aurais bien aimé, moi aussi, t’aider à aider, selon ta bonne vieille formule, jolie comme un refrain de crooner, présentée dans ton catalogue officiel comme l’un des commandements fondateurs de ton vaste Mouvement. Mais aider à quoi, Henri ? À rendre la misère supportable et un peu moins criante pendant que les banquiers, les multinationales et les gouvernants sans programme s’enrichissent sur son dos et l’exploitent toujours plus – avec des débats convenus d’observateurs blasés, mais grassement tarifés par l’effort public, ou un cynisme décomplexé –, pendant qu’ils en produisent chaque jour davantage et monopolisent tous les pouvoirs à leur seul bénéfice avec l’assentiment dévitalisé de nos démocraties spectacles, truquées par la finance ?
... et premier ministre depuis le 9 janvier 2024.
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