Il en est des questions suivantes comme de bien d’autres : elles appellent des réponses à la fois très générales mais aussi très individuelles.
Pourquoi fait-on du cinéma ? Par amour de l’art, de la création artistique, mais aussi pour réussir à la fois à rendre hommage et à régler des comptes privés.
Pourquoi regarde-t-on des films ? Même chose, mais aussi pour les infinies possibilité de dépaysement d’un lieu à l’autre, et pour la sensualité éprouvée quand la beauté des visages et des corps se trouve révélée et magnifiée par l’écran. Aragon le découvre en contemporain de l’évolution du cinéma (la silhouette de Musidora dans les films de Feuillade…) et Luigi Comencini, pour qui L’Atlantide offre tout cela, en fait le souvenir de toute une vie, souvenir toujours renouvelé avec le visage de Brigitte Helm, dont il va jusqu’à copier le mouvement en gros plan, se retournant comme elle le fait dans le film de Pabst.
L’aspect autobiographique indéniable prend des allures variées, de l’exorcisme familial au testament artistique. Le réalisateur est au bord du syndrome de Stendhal devant un plan de Païsa : « Tu as vu ce qu’il peut faire, Rossellini ! » D’où les différents aphorismes, semés comme autant de conseils à la génération suivante, comme autant de leçons de vie. Pas toujours efficaces, pas toujours adaptés, pas toujours bien reçus, mais toujours, même dans les plus grandes erreurs, proférés avec bienveillance, honnêteté, et, bien sûr, beaucoup d’amour.
En témoignent le titre, avec ses différents avatars. Wikipédia nous apprend que « le film est annoncé en 2021 sous le titre de travail Prima la vita, poi il cinema », d’abord la vie, puis le cinéma. C’est une réplique du film, quand le réalisateur adjoint, qui fait ce qu’il peut pour rétablir une nécessaire discipline pendant le tournage, se fait vertement – et plutôt injustement – réprimander par le réalisateur : « Les gens qui habitent ici, il faut les respecter, c’est leur vie, et c’est nous qui les envahissons !… » Progressivement, en supprimant notamment la seconde partie de la phrase, il s’agit de gommer cette trop nette subordination du cinéma à la vie, exprimée dans un moment de colère. La leçon du film, leçon éternelle, c’est bien que le cinéma, c’est la vie, que les deux sont intimement liés, et que c’est en train de devenir de plus en plus vrai pour la fille, comme ce fut le cas pour le père. Plus prudemment, le titre original botte en touche : Il tempo che ci vuole (le temps qu’ils veulent, si j’en crois Google traduction).
Dans cette quête de sens de la vie et du travail qu’on y accomplit, on rencontre bien sûr de nombreuses références. Ainsi celle de La Bruyère déclarant : « C'est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule. » Comencini ne dit pas autre chose du cinéma, avec cette modestie qui consiste à ne pas différencier l’artisan de l’artiste, et il ajoute : « Il faut le faire bien », ou encore : « C’est un beau métier que nous faisons. » On entend aussi ce conseil : « Tu peux échouer, mais il faut continuer… il faut échouer mieux. » Dino s’est souvenu avoir entendu cette phrase, et l’a recherchée sur Internet : il a ainsi découvert qu’elle venait de Beckett, de son avant-dernière nouvelle écrite en 1983, "Worstward Ho", qui contient cette citation : « Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. » La famille Comencini n’est pas la première ni la dernière à mettre au service du courage et de la persévérance positive une citation destinée à faire plutôt le constat désespéré de la vanité des efforts absurdes. (Je mets un lien ci-dessous à ce sujet).
D’autres aphorismes ou situations éveillent bien des échos du même genre. Ainsi quand la scène de rasage initial où le visage de la petite fille, comiquement rempli de mousse blanche, est reprise en écho à la fin, quand elle rase son père qui tremble trop pour se raser lui-même. Comme dans des films précédents, on touche ce point douloureux et solidaire à la fois où se trouve illustré, et aussi détourné là aussi, le mot de Wordsworth : « The Child is father of the Man. » En lien avec ce moment, je privilégierai plan où se voit le regard fixe du père arrêté dans les escaliers abrupts de Montmartre, sermonné par sa fille qui croit qu’il simule : n’a-t-il pas « toujours été un excellent marcheur » ?
Là où les sermons révèlent le mieux leurs inadaptations quand il s’agit de se confronter aux situations réelles, c’est sûrement au moment de la crise politique italienne, du terrorisme des Brigades rouges. Après avoir exprimé des convictions solidement rousseauistes, martelant que tout être humain naît bon, ou, comme Hugo, qu’il y a toujours du bon dans les méchants, il refuse de voir autre chose chez les auteurs d’attentats qu’une volonté bestiale d’assassiner des gens, les réduisant au seul statut d’assassins, leur déniant toute humanité, toute intention politique.
Certes, Bruno Bettelheim nous a appris qu’il était utile de confronter l’enfant à ses peurs pour le faire grandir et lui apprendre comment les dominer, mais la scène initiale où il force sa fille, laquelle s’y refuse de toute son énergie, à regarder la gravure du squale terrifiant, semble bien franchir une ligne rouge. Heureusement, cela se résout dans l’harmonie fantastique du plan final, où la baleine se fait refuge matriciel.
Une ultime maxime nous servira de clap de fin : « Le cinéma nous offre ses découvertes. » Et le public, unanimement, les a appréciées.
Jean-Marie
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